
À Gaza, Kyiv, Khartoum, Kinshasa ou Beyrouth, les guerres se sont ré-imposées dans les (nos) quotidiens. Avec elles, (re)surgissent les discours diplomatiques et médiatiques sur la guerre, les stratégies politiques et humanitaires, les plans de reconstruction, les négociations de paix, etc.
Dans ce contexte, le troisième numéro de la revue Saha – ساحة se penche sur l’objet « guerre ». Face aux silences assourdissants et aux narratifs dominants qui imposent une lecture unique -présentée comme seule légitime- pour comprendre ce qui se joue, cette nouvelle édition tente de prendre un pas de recul pour analyser les dynamiques à l’œuvre : de quoi les guerres actuelles sont-elles le produit ? Que subvertissent-elles de notre présent et que mettent-elles en péril pour l’avenir ?
Faite, observée ou subie, la guerre est un objet transversal situé dans des espaces-temps variés : à Gaza, on fait et on subit la guerre coloniale, alors qu’à Montréal, on en parle, on se mobilise contre et on la suit dans les médias. Transnationale par nature, la guerre moderne implique une pluralité d’acteur·rices : ONG, États, responsables politiques, militant·es, expert·es, etc., dont il s’agit de questionner les positionnements, les stratégies, les discours et les mutismes. Aussi, parce qu’elles sont rendues possibles par un ordre international hérité de la colonialité qui autorise aujourd’hui la guerre génocidaire d’Israël en Palestine, les guerres actuelles s’ancrent dans des temporalités multiples (passé, présent et futur). Enfin, ce numéro consacre une place importante à la dimension locale des guerres : ce qu’elles imposent aux quotidiens et en cela, les marques qu’elles laisseront dans nos corps et nos subjectivités.
Cette dimension, à la fois intime et collective de la guerre, se heurte toutefois aux discours experts, diplomatiques et politiques. Nos émotions (l’amour, la colère, la tristesse, la fierté, l’espoir ...) peuvent-elles avoir une place légitime dans ce qui est dit de la guerre ? En les réintroduisant, nous proposons un changement de perspective qui participe à l’humanisation de la guerre et de ses victimes. Qui plus est, les émotions, et en particulier l’amour et ses déclinaisons salvatrices, peuvent servir de ressorts à la reconstruction et à la réconciliation. Au prisme des positionnalités, les concepts de guerre, de guérilla, de résistance ou de terrorisme apparaissent alors sous un jour nouveau (Barkawi et Laffey 2006).
Sur les plans ontologiques et épistémologiques, les guerres d’aujourd’hui interrogent la production du savoir sur la guerre. Que disent les silences des institutions de savoir face à la guerre ? De quelle vision du monde nos conceptions de la guerre sont-elles le reflet ? Comment sont-elles toujours le témoin d’une forme de colonialisme renouvelé ? Que nous disent les approches radicales, féministes et décoloniales sur la guerre ?
C’est avec deux entretiens que s’ouvre et se clôt cette troisième édition. Marion Zahar, Brendon Novel et Dyala Hamza ont discuté d’épistémologie, de ce que la guerre fait à la science, et de résistance à l’Université, espace renouvelé de luttes. Avec Mathilde Rouxel, Daphné Kocer, Naïla Gravel-Baazaoui et Léa Donsbeck ont mis en perspective l’actualité de l’héritage cinématographique de la réalisatrice libanaise Jocelyne Saab, son refus des binarités essentialisantes ainsi que son approche militante de la caméra. Ces deux entretiens donnent corps à notre troisième numéro en interrogeant les conséquences multiples de la guerre et les marges de manœuvre qu’il nous reste pour lutter.
Celles-ci sont explorées par nos auteur·ices et artistes. En particulier, les conséquences de la guerre en Palestine. Tandis qu’Emma Donnaint montre comment les logiques coloniales et genrées s’articulent pour légitimer l’invisibilisation des victimes masculines à Gaza et au Liban, Léa Donsbeck rend hommage à tous·tes les Gazaoui·es dans un collage photo. Plus largement, Marie Le Moigne témoigne avec finesse des blessures que les conflits infligent aux corps et en particulier aux corps des femmes dont Marya Salameh a recueilli les témoignages, pour questionner, à travers eux, les politiques coloniales israéliennes. La guerre à Gaza ne peut être dissociée de celle menée en Cisjordanie, où les pratiques d’oppression israéliennes durent depuis 1948. Dans sa série photographique, Anaïs Laforêt témoigne de la dureté de la vie sous occupation, mais aussi des formes d’espoir et de résistance qui persistent malgré tout. Enfin, interrogeant les politiques mémorielles, Charlotte Bannerot montre comment Israël instrumentalise la mémoire de la Shoah pour justifier sa guerre génocidaire et discréditer les critiques domestiques et internationales.
Guerre génocidaire qui mutile les corps mais aussi les espaces de vie, des champs d’oliviers contaminés au phosphore blanc jusqu’aux villes et quartiers rendus inhabitables. C’est ce que rappelle Nouha Bouhoud dans un poème dédié à Beyrouth, sept fois détruite, sept fois reconstruite…. Axel Wlody, lui, se penche sur la question de l’effacement architectural et donc mémoriel, c’est-à-dire de l’urbicide, en s’intéressant aux politiques coloniales archéologiques à Gaza qui s’inscrivent dans un projet sioniste d’effacement identitaire du peuple palestinien. L’indicible, c’est ce qui ressort du corpus d’œuvres d’Oussama Dhahbi, qui explore les notions de résistance et de mémoire à travers trois œuvres instinctives réalisées à partir de matériaux ramassés, délaissés, oubliés.
Guerres omniprésentes donc, et pourtant : silences. Silence médiatique et impuissance/indifférence politique que Jean-Yves Ndzana Ndzana questionne, spécifiquement dans le contexte de la guerre civile soudanaise. Selon lui, les ressorts coloniaux de nos espaces politiques et médiatiques expliquent en partie le désintérêt occidental pour les Soudanais·es, et plus globalement pour Narimane Hakem, le peu de valeur accordée aux vies africaines. Dans un poème, Narimane évoque cette même logique d’effacement et de mépris à l’égard des Palestinien·nes.
Ces guerres questionnent plus largement le langage et les réalités qui les qualifient. L’attaque des bipeurs au Liban du 17 septembre 2024, outrageusement décrite comme « prouesse technologique » interroge le droit international, les notions du droit de la guerre et notamment celle de cible militaire selon Rita Noor Abou Faycal, Jalila Alzin, Tanya Gagnon-Gauthier.
À travers des regards pluriels, critiques et ancrés, ce numéro explore la guerre dans ses dimensions politiques, émotionnelles, mémorielles et épistémiques. Nous espérons qu’il nourrira vos réflexions et que vous trouverez, au fil des pages, de quoi penser l’actualité autrement, et peut-être, un peu, de résister. Bonne lecture !
Brendon Novel, Daphné Kocer, Léa Donsbeck, Marion Zahar et Naïla Gravel-Baazaoui